par Kelly Gordon
Kelly Gordon est nutritionniste et fait partie de la cohorte Nourrir la santé. Elle travaille actuellement sur le territoire des Six Nations de Grand River. Elle appartient à la communauté Kanienkehaka (Mohawk) et au clan de l’ours. Elle est aussi la maman de deux enfants débordant d’énergie. Kelly s’intéresse en ce moment à l’intégration du savoir traditionnel dans sa pratique quotidienne, accompagnant les membres de sa communauté sur le chemin du bien-être.
Alors que la plupart des nutritionnistes insistent sur le rôle de l’alimentation sur la santé et la guérison, nous mettons l’accent sur les effets nutritifs et physiques de l’alimentation sur notre corps. Cependant, en tant que professionnel.les de la santé, nous devons aborder les dimensions sociale, émotive, mentale et spirituelle de la relation qu’ont les gens avec la nourriture.
Je travaille comme nutritionniste depuis 15 ans et en tant que professionnelle réglementée de la santé, je choisis d’intégrer ces dimensions dans ma pratique. Chez Six Nations Health Services, je m’efforce d’améliorer la relation des membres de la communauté avec la nourriture. Dire à certaines personnes qu’elles doivent choisir de « meilleurs gras » ou manger de « plus petites portions de glucides » peut ne pas être pertinent si celles-ci vivent de l’insécurité alimentaire ou souffrent d’un traumatisme. Je tente par conséquent d’écouter mes patient.es et de les comprendre afin de pouvoir me servir de leurs expériences pour changer leur relation avec la nourriture. Il s’agit selon moi d’un point de départ pour mettre en lumière le genre de changements positifs pouvant être compatibles avec leurs besoins.
Mon parcours personnel a commencé durant mes études au baccalauréat en nutrition à l’Université McGill. J’ai fait un stage au Centre for Indigenous Nutrition and Environment (CINE), où j’ai côtoyé des nutritionnistes autochtones. J’ai beaucoup appris durant mes années universitaires, notamment au sujet de mes propres racines mohawks et de l’importance de l’alimentation sur la santé communautaire. Je trouve cependant que l’on ne discute pas assez de l’impact de la santé communautaire et de l’insécurité alimentaire à l’université. Nous n’avons pas eu l’occasion d’étudier l’impact environnemental de la manière dont nous cultivons notre nourriture, ou la relation entre la terre et l’alimentation. Cela explique peut-être pourquoi les nutritionnistes sont davantage porté.es à travailler en milieu clinique plutôt qu’en milieu communautaire. Nous sommes formé.es pour nous voir comme faisant partie d’un environnement clinique.
En conséquence, les gens s’attendent à une réaction de jugement de notre part. Souvent, lorsque je suis en compagnie de quelques personnes, elles s’exclament : « Ne regarde pas ce que je mange, ce n’est pas bon! » lorsqu’elles apprennent que je suis nutritionniste. Quand j’entends ça, je me questionne sur leur relation avec la nourriture et ce qui déclenche cette peur d’être jugées. Je réfléchis aussi à la culture qui existe dans le domaine de la santé et de l’alimentation et qui vient renforcer cette honte de ce que nous mangeons.
En tant que nutritionnistes, nous devons apprendre que nous ne sommes pas uniquement là pour régler un « problème ». Il s’agit là d’une mentalité coloniale qui existe dans le milieu de la santé et qui s’avère difficile à changer. Notre mandat de fournir des renseignements sûrs et fiables est par nature biaisé, puisqu’il repose sur un ensemble précis de critères qui détermine ce qui est quantifiable et axé sur des preuves. Pourquoi ignorons-nous la sagesse autochtone issue du savoir historique et communautaire transmis d’une génération à l'autre?
Nous devons découvrir comment changer la perception actuelle du rôle de nutritionniste, ainsi que du rôle des professionnel.les de la santé dans son ensemble. Cela veut dire s’éloigner des pratiques biomédicales occidentales dominantes pour créer un modèle de soins ancré dans les pratiques et l’alimentation autochtones. Cela signifie aussi accorder du crédit à la sagesse autochtone pour la considérer comme fiable et digne de confiance. Une grande partie de mon apprentissage découle de mes relations avec la communauté Six Nations et du fait que j’écoute la voix des membres de la communauté. Je ne me présente pas en me déclarant experte, mais plutôt comme une personne prête à écouter, à apprendre et à offrir du soutien.
Nous devons prendre conscience que même le terme « aliments sains » peut être remis en question. La notion d’« aliments sains » est devenue trop restrictive et suscite de la honte par rapport à ce que les gens devraient ou ne devraient pas manger. Le savoir autochtone peut éclairer notre compréhension de ce qui constitue des aliments nourrissants. Il peut aussi nous permettre de réexaminer les liens émotifs, culturels et spirituels des gens avec la nourriture, ainsi que le lien entre la nourriture, la terre et l’environnement dans son ensemble.
Il va sans dire que notre alimentation influe grandement sur notre corps, mais aussi sur l’environnement qui nous entoure. En étudiant la façon dont nos ancêtres se nourrissaient en consommant ce qui poussait dans leur région et en quantités qui assuraient que tous puissent manger, on remarque des pratiques qui s’inscrivent dans les enseignements de la septième génération. Nos pratiques et nos habitudes alimentaires quotidiennes devraient tenir compte de ce à quoi le monde devrait ressembler dans sept générations. Les enseignements dans ce domaine nous amènent à nous préoccuper davantage de l’énergie que nous dépensons pour obtenir et préparer nos aliments, et à être reconnaissant.es pour ce que nous mangeons et ceux et celles qui préparent notre nourriture. Nous pouvons ainsi entretenir une relation plus significative et respectueuse avec les aliments qui nourrissent notre corps, notre âme et notre esprit.
Ce genre de travail exige beaucoup de temps et d’efforts. Il est impossible de le faire rapidement. Je travaille en ce moment avec une équipe de nutritionnistes et de professionnel.les alimentaires de partout au pays sur un projet dans le cadre duquel nous encourageons les organismes de la santé à reconnaître l’alimentation traditionnelle et les aliments prélevés dans la nature. Cependant, choisir de trouver et de servir de la nourriture autochtone ne peut pas se réduire à une case sur un formulaire. Il faut prendre du recul et se sensibiliser à la raison pour laquelle il est si important et utile d’inclure des aliments traditionnels et des habitudes alimentaires autochtones dans le milieu de la santé. La sensibilisation et la compréhension doivent aller de pair avec les gestes posés afin qu’une réconciliation sincère puisse se produire.
J’ai récemment fait une présentation à Vancouver dans le cadre du congrès de l’organisme Les diététistes du Canada. J’ai profité de l’occasion pour visiter le totem de la réconciliation à l’Université de Colombie‑Britannique (UBC) en compagnie de ma collègue de la cohorte Nourrir la santé Shelly Crack. Ce magnifique totem créé par un artiste haïda symbolise la rupture violente et brutale causée par les pensionnats dans la culture autochtone. J’ai alors pensé que la culture était comme un os : une fois brisée, il se peut qu’elle ne soit plus jamais la même. Mais la question la plus importante renvoie à la guérison : lorsque quelque chose se brise, quel genre de réadaptation physique, émotive et spirituelle est nécessaire pour retrouver ses forces? Selon moi, l’alimentation peut être très nourrissante, mais elle joue aussi un rôle crucial dans la poursuite de ces conversations difficiles et indispensables.